samedi 31 mai 2014

Les Montagnes Russes

Cela fait quelques temps que je ne suis pas venue emplir ces pages... Peut-être est-ce parce que je vis une période heureuse, bien remplie, loin des interrogations et des soucis...

Mais hier soir, entre deux sommeils, je vis apparaître sur les réseaux sociaux le message troublant d'un ami, un petit lutin malicieux, à la fougue contagieuse, et à la danse gitane.
Il écrivait quelques mots, beaux, durs, quelques mots cachés, qui mirent certains dans le doute. Cet homme à la verve piquante, au bon mot décalé, était-il sérieux? Ce dont il parlait était-il vraiment arrivé?

Il écrivait, après deux ans, son frère.
Son frère et le 30 mai 2012, où il fut tué par un chauffard.
Ce jour qui vit toute la vie basculer.

Car il en est du deuil comme de la véritable faille, la profonde cassure, la complète et irréversible transformation.

Je me suis souvent demandé pourquoi on disait que la vie changeait après que l'on perde sa virginité.
Ce n'est pas vrai. La perte de la virginité est promesse, joie, bonheur, ouverture d'horizons.

La perte d'un être cher en est le contraire. Il faut réapprendre à vivre. Réussir à vivre. Malgré. Tout.

Mes rêves de la nuit furent tourmentés.
Je me retrouvais avec mon frère et la ribambelle de mes petits cousins dans un train sillonnant l'Arctique.
Il faut savoir que ma grand-mère, que je perdis il y a presque six ans aujourd'hui, mourut alors que j'étais à Moscou, et m'apprêtais à embarquer pour le Transsibérien.

Dans mon rêve, le paysage était de glace, impressionnant, vierge, splendide. Dans le train, il n'y avait que nous, mais nous l'emplissions de nos cris, de notre vie, de notre agitation.
Ma grand-mère était là aussi, revenue parmi nous pour quelques temps. Je savais, en mon cœur, qu'elle nous quitterait à nouveau. Je ne savais pas quand. Ce n'était pas là la question à poser, ni la réflexion à mener.
Il fallait prendre soin les uns des autres. Faire attention aux enfants. S'assurer qu'aucun ne se penchait par la fenêtre, qu'aucun ne se perdait aux toilettes, dans les couloirs, que personne ne jouait avec un stalactite de glace.

Ma grand-mère demanda à l'une de mes cousines si elle connaissait encore la date de sa naissance, en juillet. Or, ma grand-mère est née en mai. Décédée en juillet. Je le lui fis remarquer. Elle secoua la tête, se reprit. Elle avait confondu sa naissance et sa mort.

J'avais dans les bras un nourrisson, les yeux clos, fragile, dont le cœur battait fort dans ses veines si menues que je ressentais chacune de ses pulsations, qui faisaient écho en moi.
Je devais emmener la bande d'enfants dans un parc d'attractions, je le leur avais promis.
Nous quittâmes donc l'appartement sibérien dans lequel nous avions fait escale, pendant que ma grand-mère préparait sa fête d'anniversaire.
Mais le mois de mai touchait à sa fin et je n'étais pas sûre de ce qu'elle voulait véritablement fêter...



























Le bébé dans mes bras, nous arrivâmes dans le parc désert, recouvert par la végétation, qui avait repris possession des attractions mortes.
Une grande ligne de montagnes russes recouvertes d'herbes folles fonctionnait pourtant encore, animée d'un esprit propre. Nul opérateur des machines, elle avançait de son propre chef.

J'y montais avec mon frère, mes cousins. Avouait à mon frère, le plus âgé des enfants, ma peine, mon angoisse. Il nous fallait retourner auprès de ma grand-mère, elle ne préparait cette fête que pour nous, nous ne pouvions pas la rater, qui sait quand nous aurions à nouveau l'occasion de célébrer quoi que ce soit avec elle? Elle était revenue pour nous, il fallait rester à ses côtés.
Mon frère trouva des mots rassurants. Mais regardant le bébé contre moi, dans mes bras, je me sentis envahie par une émotion plus grande, plus forte que moi, comme une vague, un vertige, tandis que les chariots entamaient leur ascension lente, vers le haut de la première montagne, de la première courbe, et je songeais à la vie, à la mort, à tous ces gens que j'aimais et voulais célébrer, à tous ces gens dont je voulais prendre soin, tandis que notre course s'accélérait et que nous nous laissions entraîner par les montagnes russes.